Loin de Chaillot, Jean Vilar reste Jean Vilar.
Ce qui frappe d’abord, c’est une fidélité parfaite, et peut-être plus avouée que jamais, au théâtre de réflexion qui a hanté toute sa carrière. Le Dossier Oppenheimer ne fait que prolonger le grand débat humaniste ouvert avec le Meurtre dans la cathédrale de ses débuts et interrompu par le Thomas More de ses adieux à Chaillot.
Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde, 16 décembre 1964
Absent des théâtres privés parisiens depuis 1951, Jean Vilar est invité par Françoise Spira – la Chimène de son premier Cid de 1949, puis fidèle comédienne d’Avignon et Chaillot – à venir mettre en scène Le Dossier Oppenheimer au Théâtre de l’Athénée, dont elle est la directrice, en novembre 1964.
La pièce raconte l’histoire vraie du Professeur Oppenheimer, le « père » de la bombe atomique qui s’est écrasée sur Hiroshima et Nagasaki. En 1954, la Commission de sécurité de l’Énergie atomique des États-Unis le relève de ses fonctions officielles et le déclare indésirable dans tous les postes ayant accès aux secrets militaires. En pleine « chasse aux sorcières maccarthyste », il est accusé ne pas avoir soutenu le programme de la bombe H, dans la course aux armements avec l’URSS, et d’avoir eu des relations avec des communistes dans le passé.
L’affaire avait frappé Vilar à l’époque. Elle rappelle les accusations d’accointances avec les communistes dont il avait fait l’objet au début de sa direction du TNP.
À la suite d’objections formulées par Oppenheimer lui-même à l’égard de la pièce de Kipphardt, Vilar décide de la réécrire en s’appuyant sur les 992 pages du rapport de la Commission de sécurité, produisant ainsi une pièce-document qui colle aux faits et aux propos tenus par ses protagonistes.
Ce souci de l’exactitude se retrouve aussi sur scène, où l’interrogatoire est rejoué, dans les décors d’André Acquart – drapeau américain, tables éparses, micros, couloirs vitrés, lampadaires, bouches de chaleur relient la vieille salle de l’Athénée aux bureaux de la Constitution Avenue –, et dans la vraisemblance physique des personnages vivants.
Mais la collaboration entre Vilar et Spira s’achève tragiquement avec le suicide de cette dernière, le 4 janvier 1965.
Ce métier de Directeur qu’elle avait choisi contraint à des servitudes incessantes que la réussite ne parvient pas toujours à atténuer ; alors il peut arriver que la fierté et le courage se mettent au service du pire.
Allocution prononcée par Vilar, le 8 janvier 1965, cimetière Montparnasse