Léone Nogarède et sa fille, Olivia Granville, lors de la Semaine d’Art en Avignon de 2010 © Émile Zeizig
La Semaine d’Art 1947 par Léone Nogarède
Le 31 octobre dernier, dans le cadre de la Semaine d’art organisée par le Festival d’Avignon, l’Association Jean Vilar devait vous proposer la rencontre «Le ciel, la nuit, la pierre…» la semaine d’art 1947 rassemblant de nombreux invités autour de l’historien Antoine de Baecque. Parmi eux, Léone Nogarède, comédienne au sein de la troupe de Jean Vilar durant trois ans, nous a fait parvenir ses souvenirs de la première Semaine d’Art, et nous avons la chance de pouvoir les partager avec vous ici. Des mots vibrants et réjouissants qui laissent transparaître l’effervescence de cette semaine si particulière, qui deviendra par la suite le festival d’Avignon.
En Juillet 1947, je fus convoquée par Jean Vilar au Théâtre Edouard VII, à Paris. Je l’avais vu l’année précédente au Vieux Colombier où il jouait « Meurtre dans la cathédrale » la pièce de T.S. Eliott. J’avais beaucoup apprécié son jeu, son phrasé si particulier, sa présence. Lui m’avait vu l’année précédente dans Mariana Pineda, une pièce de Federico García Lorca jouée en France pour la première fois. J’avais eu une très bonne presse malgré ou à cause de mon jeune âge. Nous nous trouvions donc une quinzaine de très jeunes gens et moi, le manuscrit de Richard II en main, assis par terre dans le foyer du Théâtre Édouard VII où pendant près de deux mois, nous allions faire lecture sur lecture, ce qu’on appelle aujourd’hui le travail à la table. Vilar donnait très peu d’indications mais il nous faisait recommencer encore et encore, jusqu’à ce que le «ton», la musicalité du texte lui conviennent. En ce qui me concerne il m’avait recommandé de regarder les enluminures du moyen-âge et de m’inspirer de la tenue des femmes de l’époque, de leur posture, un peu déhanchée, le ventre en avant… Cela me paraissait bien vague… Puis à la fin du mois d’Août nous sommes partis pour Avignon où nous sommes arrivés de nuit après 10h de train ! Vilar était venu nous chercher à la gare et il insista pour nous emmener d’emblée dans la cour d’honneur. La nuit était claire, le silence impressionnant et nous étions stupéfaits par la beauté du lieu. Aujourd’hui, avec la cour amputée par les gradins, je ressens moins cette sensation d’austérité et de grandeur. Mais à l’époque il n’y avait rien, un sol de terre battue et un puits au centre, dans lequel Bernard Noël a failli tomber d’ailleurs. À droite de l’entrée devant les voûtes en ogives s’élevait un plateau rectangulaire monté sur d’énormes bidons de métal et un amoncellement de poutrelles de bois et de rails de chemin de fer prêtés par le bataillon du génie. Le lendemain matin, dès 9h, nous étions là, sur ce plateau improvisé, sans les oriflammes et les tentures qui allaient bientôt l’habiller. Nous n’avions pas encore vu nos costumes mais le peintre Léon Gischia qui les avaient conçus était là.
Je fus très surprise quand il me demanda d’aller passer ma robe car il devait finir de la peindre directement sur moi. Tous nos costumes étaient faits de toile de jute peinte à la main et magnifiquement colorée pour mieux se détacher sur la pierre. Ma robe rouge était ornée de cercles jaunes. Je me revois au bord du plateau, en plein midi, immobile devant Gischia qui dessinait «stratégiquement» l’un après l’autre les cercles d’or sur mon buste et mon ventre… J’avoue que j’étais un peu gênée… Nous étions tous logés à différents endroits dans la ville, moi très bien lotie, à l’hôtel Régina. Mais d’autres avaient eu moins de chance, notamment Jeanne Moreau, qui est arrivée le lendemain pleine de boutons, dévorée par les punaises ! À ce moment là, les quartiers situéS derrière le palais étaient très pauvres, et Jeanne était persuadée qu’elle était tombée dans un hôtel de passe ! Elle a tout de suite déménagé. En 1947 il n’y avait pas de loge. Nous devions nous habiller toutes ensembles dans la salle capitulaire. Il n’y avait pas de toilettes non plus, ni nulle part ailleurs dans le palais, nous utilisions donc à tour de rôle l’unique seau hygiénique réclamé par Germaine Montero avec son autorité habituelle. J’ignore encore l’organisation de ces messieurs… Parmi eux : Philippe Noiret , Charles Denner , Bernard Noël , Raymond Hermantier… Je me souviens aussi d’Alain Cuny, l’ange de Tobie et Sara qui nous impressionnait tant, car c’était une vedette de cinéma ! L’année précédente nous l’avions découvert dans « Les visiteurs du soir » de Marcel Carné. Il adorait mon prénom, moi qui l’ai toujours détesté. J’entends encore sa manière lente de le prononcer. Nous n’avons répété en Avignon que 4 jours… C’est à dire que l’après-midi nous travaillions sur Tobie et Sara, la pièce de Claudel, dans le jardin d’Urbain V et le soir nous répétions Richard dans la cour. Entre les deux j’allais travailler mon texte dans l’exposition organisée par Zervos, c’est à dire au milieu des Matisse, Braque, Picasso et tutti quanti.
Le jour de la générale, en plein milieu du spectacle un orage éclate, nous continuons quand même. Je revois le visage de Vilar, défiguré par l’inquiétude sous son maquillage dégoulinant. Nous terminons la répétition sous la pluie. Mais que se passera-t-il demain ? « Quoi qu’il arrive nous continuerons, j’ai confiance en vous » nous dit Vilar. C’est ce soir là que j’entendis pour la première fois les trompettes de Maurice Jarre qui résonnent encore aujourd’hui. Dans la cour, quelques fauteuils réservés aux notables, prêtés par Noguez, l’antiquaire de la ville, et des chaises de jardin récupérées un peu partout, notamment par Maurice Clavel et Jean-Louis Curtis. Le tout pour 360 spectateurs le premier soir dont 200 invités ! A l’époque la municipalité n’était pas du tout impliquée dans l’organisation de l’évènement, elle était même plutôt contre ! En revanche je me souviens encore des patrons de l’Auberge de France où nous déjeunions le midi, Jeanne et son mari, dont j’ai su après qu’ils avaient fait crédit à Vilar. Un crédit largement remboursé par la suite ! Arrive le jour de la première, j’étais très anxieuse car après mon ultime répétition parisienne, Beatrice Dussane sociétaire de la comédie Française, notre doyenne à tous, m’avait dit : « Vous êtes charmante ma petite, mais je doute qu’on vous entende dans la cour d’Honneur. » C’est vrai qu’à l’époque il n’y avait pas de système de sonorisation ! Heureusement il n’y eu pas de vent ce soir là, et l’entrée fracassante de Germaine Montero en Duchesse de Gloucester : « je me plains à vous , je me plains à vous Seigneur, je me plains à Dieu… », me rassura et je gravis ce fameux plan incliné, accompagnée de mes deux suivantes Anne Caprile et Jeanne Moreau. Des représentations de Tobie et Sara dans le jardin d’Urbain V, je me souviens surtout qu’afin de ne pas glisser nous marchions pieds nus sur les pierres du mur très large où nous jouions, que l’air y était doux, que l’herbe sentait bon… Tout cela est bien loin, j’avais 21 ans, mais évoquer ces souvenirs m’émeut profondément. J’allais oublier de dire qu’à la fin de cette semaine qui allait devenir historique, nous sommes tous allés danser sur l’île de Barthelasse. Danser de joie…
Léone Nogarède